Nous savons parler. Nous savons commenter, dénoncer, analyser, juger. Nous avons fait de la parole un art et de la critique un refuge. Nous parlons du changement comme d’un vieux rêve qu’on récite sans y croire. Pourtant, dans la vie réelle, dans la rue, dans les quartiers, dans les champs, rien ne bouge. C’est là notre drame collectif: nous sommes devenus des Manuel de paroles, mais des analphabètes de l’action.
Notre génération souffre d’une sorte de Mythomanie: elle confond le dire et le faire. Nous croyons que poster un message, signer une pétition ou prononcer un discours équivaut à transformer le monde. Nous pensons que l’indignation est déjà une victoire, que l’opinion suffit à réparer l’injustice. Nous sommes nombreux à parler de solidarité, de patrie, de liberté, mais rares à prendre la pelle, à marcher, à risquer, à bâtir. Et pourtant, l’histoire nous a déjà donné un modèle: Manuel, le héros du roman Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain.
Quand Manuel revient à Fonds-Rouge, il trouve son peuple épuisé par la sécheresse et la division. Il aurait pu, lui aussi, se contenter de discourir, de blâmer le destin, de maudire les puissants. Mais il choisit une autre voie: celle de l’action concrète. Il parle, oui, mais pour rassembler. Il rêve, mais en creusant la terre. Il ne promet pas la pluie: il cherche la source. Ce geste simple et symbolique creuser la terre pour faire jaillir l’eau demeure une des plus belles leçons politiques et morales de la littérature haytienne.
Roumain ne décrit pas un miracle, mais une méthode: la parole doit être une semence, pas une fumée. Chez lui, la parole ne vaut que si elle devient action, s’il y a cohérence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait.
Et c’est précisément ce qui manque à notre temps. Nous vivons dans un âge où les mots remplacent les gestes. Nous avons des “influenceurs” mais pas de bâtisseurs, des commentateurs mais pas de cultivateurs. Nous répétons “Hayti doit changer”, mais nous laissons nos quartiers se dégrader, nos écoles mourir, nos enfants partir. Nous nous enivrons de discours patriotiques pendant que la terre se dessèche sous nos pieds.
« C’est nous-mêmes qui sommes la rosée, c’est nous qui devons gouverner la rosée », écrivait Roumain. Cette phrase devrait résonner comme une injonction. Elle rappelle que personne ne viendra à notre place provoquer le changement tant nécessaire à notre pays, que le salut ne viendra pas d’un gouvernement, d’une ONG, ni d’un sauveur providentiel. Il viendra de l’effort collectif, de la discipline, du courage quotidien. Gouverner la rosée, c’est gouverner nos actes, c’est cesser d’attendre et commencer à faire.
Mais pour cela, il faut tuer en nous cette paresse brillante, cette rhétorique creuse qui nous donne l’illusion d’exister. Nous ne manquons pas d’intelligence, ni d’analyses, ni de bonnes intentions. Ce qui nous manque, c’est la cohérence, le passage du verbe à la main, de la théorie à la pratique. Nous avons transformé la parole en spectacle, l’action en exception. Et tant que nous resterons dans cette posture, nous serons condamnés à tourner en rond dans la poussière de Fonds-Rouge, à attendre la pluie au lieu de chercher la source.
Notre génération doit apprendre à redevenir paysanne dans l’esprit, non pas pour retourner au passé, mais pour retrouver la dignité du travail collectif. Parler, oui, mais parler en travaillant. Rêver, oui, mais rêver en construisant. Penser, oui, mais penser en agissant. Le véritable intellectuel, le vrai patriote, n’est pas celui qui se contente de dénoncer le mal, mais celui qui lui oppose une œuvre concrète.
Si Manuel revenait aujourd’hui, il nous regarderait avec tristesse. Il verrait des foules connectées mais déconnectées du réel, des jeunes éloquents mais impuissants, des peuples qui savent tout dire sauf “je fais”. Il ne chercherait plus seulement une source d’eau, mais une source d’âme, un lieu où la parole redevient féconde, où le discours se transforme en mouvement.
Nous avons assez parlé: il est temps de gouverner la rosée.