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Lettre à Anténor Firmin, en ce jour de mémoire

Vénérable Maître Firmin,

En ce jour où l’histoire nous rappelle votre départ de ce monde, je prends la plume avec humilité pour m’adresser à vous, comme un disciple à son maître, comme un fils à son père spirituel. Permettez-moi, Monsieur, de troubler un instant la paix de votre repos, afin de vous rendre hommage et de vous entretenir de la situation de ce pays pour lequel vous avez tant espéré et tant travaillé.

Vous avez écrit: « La vérité est une, comme la science est une, comme l’humanité est une.» Ces mots, que vous avez couchés dans De l’égalité des races humaines, continuent de résonner comme un défi lancé à tous les préjugés, à toutes les injustices, à toutes les formes de domination. Vous avez montré à la face du monde que l’esprit humain ne se mesure ni par la couleur de la peau, ni par la condition sociale, mais par l’effort, l’intelligence et la dignité.

Votre œuvre, Monsieur, n’était pas seulement une réponse à Gobineau et à ses semblables, elle était un manifeste pour l’humanité entière, un acte de foi dans l’égalité et dans la fraternité des peuples. Vous avez placé Hayti, grande nation surgie du génie des esclaves révoltés, au centre de la pensée universelle. Vous avez prouvé que la voix d’un Haytien pouvait résonner jusque dans les académies les plus fermées, et que la science pouvait être l’arme des opprimés.

Et pourtant, Maître, que de douleur à vous écrire aujourd’hui ! Car ce pays qui vous a donné naissance, cette Hayti que vous avez honorée par vos luttes, a oublié trop souvent vos leçons. Vos livres dorment dans nos bibliothèques poussiéreuses, vos idées sont rarement enseignées dans nos écoles, vos combats ne sont pas transmis comme ils devraient l’être. L’ironie, et presque l’injustice, est que ce sont d’autres peuples, d’autres continents, qui vous lisent, qui vous citent, qui vous célèbrent. Dans les universités d’Europe, d’Afrique et d’Amérique, vos écrits nourrissent des thèses et inspirent des générations. En Hayti, combien de nos jeunes connaissent encore votre nom, vos œuvres, vos luttes ?

Vous qui écriviez :« Toutes les races humaines, sans distinction, sont également aptes au progrès et à la civilisation. » Eh bien, c’est ce principe que tant de peuples appliquent en puisant dans vos écrits, tandis que les fils mêmes de votre terre l’ignorent et sombrent dans la résignation.

Aujourd’hui, Maître Firmin, nos intellectuels, ceux qui devraient être les gardiens de votre héritage, sont accablés par la misère. Beaucoup se voient contraints de réduire la pensée à un simple outil de survie. Ils écrivent non pour libérer, mais pour plaire ; ils parlent non pour éclairer, mais pour gagner leur pain quotidien. L’intellect, qui devrait être service, mission, sacrifice, devient stratégie de survie, marchandise fragile dans un marché dominé par la faim et l’humiliation.

 Ils ont vendu leurs plumes pour une bouchée de pain,
leurs idées pour un salaire fragile,
leurs consciences pour un siège au banquet des puissants.
Là où l’intellect devrait être flamme,
ils l’ont transformé en miette ;
là où la pensée devrait nourrir le peuple,
elle ne nourrit que leurs ventres vides.

Ô malheur ! L’intellectuel qui jadis portait la vérité comme un drapeau
traîne aujourd’hui sa dignité comme une besace percée.
Il écrit non pour libérer, mais pour mendier ;
Il parle non pour éclairer, mais pour séduire le maître qui lui jette une obole.
Le savoir s’est prostitué,
et la science, qui devrait briser les chaînes,
s’agenouille devant la faim.

Voyez-les, ces gardiens autoproclamés de l’esprit :
ils se font fonctionnaires de la servitude,
scribes du silence, notaires de l’injustice.
Leur encre n’est plus sang, mais sueur de survie ;
leurs livres ne sont plus épées, mais factures impayées.
Ils ne rêvent pas d’un peuple debout,
Ils rêvent d’un contrat, d’un plat, d’un passeport.

Mais sachez, cher Maître,que la flamme ne s’éteint pas dans toutes les âmes.
Quelques-uns refusent de faire de la pensée une monnaie ;
quelques-uns tiennent encore la plume comme une arme,
et dans leur silence affamé se forge l’espérance.
Car viendra le jour où la parole ne sera plus mendicité,
mais résurrection, et où l’intellect cessera d’être pain pour redevenir lumière.

Vous, qui aviez démontré que l’esprit haytien pouvait rivaliser avec les plus grands, seriez affligé de voir ce qu’il est devenu: une pensée domestiquée, souvent au service des puissances étrangères ou des intérêts immédiats. Au lieu de s’ériger en résistance, elle se fait trop souvent complaisance. Au lieu de porter la voix du peuple, elle se tait ou se vend.

Et pourtant, cher Maître, il reste encore des héritiers fidèles. Dans l’ombre, dans le silence, malgré la pauvreté, certains continuent de relire vos pages. Certains croient encore que l’intellect haytien ne peut mourir tant que vos mots existent, tant qu’ils brûlent comme une flamme au cœur de ceux qui refusent de céder à la médiocrité.

Vous nous avez appris que la grandeur n’est pas dans la richesse matérielle, mais dans la dignité de l’esprit. Vous nous avez montré que penser pour son peuple est une responsabilité, et que l’écrivain, le philosophe, le diplomate, le juriste n’a pas pour mission de chercher sa survie, mais de consacrer son existence au triomphe de la vérité.

Hayti est aujourd’hui meurtrie, disloquée, humiliée. Mais votre exemple, votre œuvre, vos combats demeurent. Et si un jour ce peuple doit renaître, ce sera en retrouvant votre chemin, en se souvenant que vous avez placé l’intellect haytien au niveau de l’universel.

Recevez, Maître, l’hommage respectueux d’un fils de cette nation qui n’a pas encore su être digne de vous, mais qui garde au cœur la promesse que, tôt ou tard, votre héritage redeviendra la lumière de notre renaissance.

Avec fidélité et révérence,

Un fils de votre Hayti en ruines, mais pas vaincue.

Avocat Pénaliste et chercheur en philosophie | Conférencier | Citoyen engagé pour une nouvelle Hayti.

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