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LA POLITIQUE COMME DEVOIR DE DIGNITÉ. POURQUOI ET COMMENT FAIRE LA POLITIQUE

L’homme est, disait Aristote, un animal politique.Cette affirmation vieille de plus de deux millénaires n’a rien perdu de sa force: elle signifie que l’être humain ne peut se réaliser pleinement qu’en société, dans la cité, au sein d’un ensemble de relations régies par des règles communes. Faire de la politique, c’est donc plus qu’un métier ou une ambition: c’est l’expression suprême de notre humanité, l’acte par lequel nous cherchons à ordonner la vie collective selon la justice, la liberté et le bien commun.

Dans nos sociétés modernes, la politique a cessé d’être une mission sacrée pour devenir une scène profane. Jadis art du bien commun, elle s’est muée en un théâtre de mensonges, un marché de promesses et un espace de calculs où l’intérêt personnel triomphe sur l’intérêt général. Ceux qui la dirigent ont souvent oublié qu’elle fut d’abord une vocation celle de servir, d’élever, d’émanciper.

Peu à peu, les élites ont confisqué la parole publique, trahissant l’esprit même de la cité. Et le peuple, fatigué de n’être qu’un spectateur impuissant, se retire, convaincu que tout est déjà écrit, que le pouvoir n’est plus qu’une farce. Mais c’est là, précisément, que s’ouvre l’abîme: quand les hommes et les femmes de bonne volonté renoncent à la politique, ce sont les âmes corrompues qui en prennent le contrôle. Jacques Stephen Alexis, visionnaire parmi les nôtres, l’avait déjà pressenti. Dans une lettre adressée à François Duvalier, le 2 juin 1960, il écrivait avec une lucidité brûlante:« La politique des candidats ne m’intéresse pas. La désolante et pitoyable vie politicienne qui maintient ce pays dans l’arriération et le conduit à la faillite depuis cent cinquante ans n’est pas mon fait. J’en ai le plus profond dégoût

Ces mots résonnent aujourd’hui avec une force intacte. Car ils rappellent que la politique, avant d’être un jeu de pouvoir, est d’abord un acte de foi dans la dignité humaine. Quand elle cesse d’être un service, elle devient une servitude. Quand elle n’est plus un idéal, elle n’est plus qu’un marché.Faire la politique, c’est refuser cette démission morale. C’est comprendre que si nous ne décidons pas de notre destin collectif, d’autres le feront à notre place. C’est reprendre la parole, reprendre le pouvoir, et remettre la justice au centre de la vie publique.

Mais encore faut-il savoir pourquoi nous faisons de la politique  c’est-à-dire quel sens nous donnons à notre engagement  et comment nous la faisons, autrement dit par quels moyens concrets nous transformons ce sens en action efficace.

Antenor Firmin, dans De l’égalité des races humaines (p. 358), nous avertissait déjà :« La politique, quoi qu’on en dise, n’est pas une affaire de cœur et de sympathie personnelle, mais de raisonnement. Ce qu’on doit aimer dans un homme politique, ce n’est pas sa personne, mais bien ses idées ; et cet amour des idées doit être entretenu avec un tel esprit de contrôle que l’on soit toujours prêt à condamner l’homme pour le salut des principes qu’on aime. » Ces mots nous rappellent une exigence essentielle: la politique n’est pas un lieu d’adoration, mais d’évaluation. Elle ne demande pas des fidèles, mais des consciences éveillées. L’homme politique ne doit pas être vénéré comme une idole, mais jugé à l’aune de ses idées, de sa cohérence et de sa fidélité à la vérité. Faire de la politique, dans ce sens, n’est pas chercher le pouvoir, mais le juste usage du pouvoir. C’est refuser l’aveuglement de la passion pour retrouver la rigueur de la raison.

POURQUOI FAIRE LA POLITIQUE ?

Pour Aristote, la politique est l’art le plus noble parce qu’elle vise le bien suprême, c’est-à-dire le bonheur de la communauté entière.« Le but de la politique, écrit-il dans la Politique, est le bien de l’homme; car c’est dans la cité que l’homme peut réaliser sa perfection.» Faire de la politique, c’est donc travailler à harmoniser les intérêts individuels avec le destin collectif. C’est refuser de vivre dans un chaos de désirs contradictoires pour construire une communauté ordonnée, juste et prospère.

Sans politique, il n’y a que la loi du plus fort, la jungle économique, la domination des puissants. Avec la politique, il y a la possibilité d’un équilibre, d’une régulation, d’une justice.

Ainsi, faire de la politique, c’est s’engager à humaniser la vie collective, à élever la cité au-dessus des instincts et de la barbarie. C’est une mission morale, non pas une simple conquête de pouvoir.Jean-Jacques Rousseau, dans Le Contrat Social, affirme que la liberté n’est véritable que lorsqu’elle est garantie par des lois que le peuple s’est données à lui-même. En d’autres termes: sans politique, la liberté est une illusion.Il écrit:« L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est libertéC’est-à-dire que la vraie liberté n’est pas de faire tout ce que l’on veut, mais de participer à la définition des règles communes.

Faire de la politique, c’est donc exercer notre droit à la souveraineté. C’est refuser d’être un sujet passif pour devenir un citoyen actif. C’est passer du statut d’individu isolé à celui de co-auteur du destin collectif.Celui qui s’abstient de la politique abandonne sa liberté à ceux qui veulent le dominer. Celui qui s’engage politiquement, au contraire, élève sa liberté au rang de responsabilité publique.

Machiavel, dans Le Prince, enseigne que la politique est avant tout un art du réel, pas du rêve. Elle exige de connaître les rapports de force, de prévoir, de négocier, parfois de se battre. Faire de la politique, ce n’est pas seulement rêver d’un monde meilleur, c’est apprendre comment le pouvoir fonctionne, comment il s’acquiert, comment il se conserve, et surtout comment il se met au service de la collectivité. Celui qui ignore la nature du pouvoir est condamné à être dominé par lui.Celui qui comprend la politique en profondeur devient capable de transformer les structures, non de les subir. Ainsi, la politique n’est pas synonyme de manipulation, mais de lucidité. Elle nous apprend à naviguer dans le réel sans trahir nos idéaux.

Le penseur italien Antonio Gramsci nous rappelle que la politique ne se joue pas seulement dans les parlements, mais aussi dans les esprits.« Tout pouvoir durable, écrit-il, repose sur une hégémonie culturelle. »

Faire la politique, c’est donc aussi faire la culture: changer la manière dont un peuple pense, rêve et espère. Avant de prendre le pouvoir, il faut conquérir la conscience. Celui qui veut transformer le monde doit former des intellectuels organiques, c’est-à-dire des citoyens éclairés, conscients, capables de penser par eux-mêmes et d’agir pour le bien commun.Sans révolution culturelle, toute révolution politique s’effondre.Faire la politique, c’est ainsi reconstruire l’imaginaire collectif, redonner au peuple confiance en sa propre capacité à se gouverner.

Faire de la politique, ce n’est pas simplement participer à des élections ou militer dans un parti. C’est d’abord comprendre les mécanismes de pouvoir, les besoins du peuple et les valeurs à défendre. Platon, dans « La République », soutient que gouverner est un art réservé à ceux qui connaissent la vérité et qui cherchent le bien commun. Pour lui, le politique doit être philosophe, c’est-à-dire animé par la sagesse et non par l’intérêt personnel.

La philosophe Hannah Arendt distingue la violence du pouvoir.La violence, dit-elle, détruit; le pouvoir, lui, naît quand les hommes agissent ensemble.« Le pouvoir correspond à la capacité humaine non pas de faire quelque chose, mais d’agir de concert.»Faire la politique, c’est donc créer des espaces d’action commune, où la parole remplace la force, où la délibération remplace la domination.C’est construire la paix par la participation, non par la peur.Ainsi, le véritable pouvoir politique n’est pas celui qui écrase, mais celui qui unit.

La politique est un instrument de libération. Frantz Fanon, dans « Les damnés de la terre», nous enseigne que la politique doit servir à décoloniser les esprits et à permettre aux peuples de devenir maîtres de leur destin. Paulo Freire, dans « Pédagogie des opprimés », souligne que l’éducation et la politique vont de pair: transformer le monde exige une conscience politique. La politique devient ainsi une école de liberté et de responsabilité. Le véritable homme politique cherche à rassembler et non à diviser. Aimé Césaire déclarait: « Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. » Faire la politique, c’est créer une conscience commune pour relever ensemble les défis d’une nation.Faire et comprendre la politique, c’est reprendre en main notre destinée collective. Ce n’est pas un privilège, mais un devoir civique et moral. Là où le peuple se désintéresse de la politique, les tyrans prospèrent. C’est pourquoi Platon avertissait : « Le prix à payer pour votre indifférence à la politique, c’est d’être gouverné par des hommes inférieurs.

La politique n’est pas une option pour l’homme, mais une nécessité de son existence sociale. Autrement dit, vivre, c’est déjà faire de la politique, car toute vie en société suppose des rapports de pouvoir, de décision, d’organisation et de justice. Pourtant, dans nos sociétés modernes, la politique est souvent réduite à la corruption, à la manipulation ou au jeu des élites.

COMMENT FAIRE LA POLITIQUE ?

Faire de la politique, ce n’est pas improviser des slogans, c’est d’abord comprendre les structures économiques, sociales et culturelles de la société.Qui détient le pouvoir ? Quels sont les besoins du peuple ? Quelles sont les forces à mobiliser ?Un bon politique est un philosophe en action: il pense avant d’agir, il observe avant de parler.

La première étape est donc la connaissance — connaissance des faits, du peuple, de l’histoire et du contexte.

La connaissance:Il faut connaître l’histoire, les institutions, les lois et les problèmes réels du pays. Comme le disait Machiavel, « celui qui veut gouverner doit apprendre à ne pas être bon », ce qui signifie comprendre les réalités du pouvoir sans naïveté.

Le service:Le politique authentique sert son peuple. Nelson Mandela affirmait:« Être libre, ce n’est pas seulement se débarrasser de ses chaînes, mais vivre d’une manière qui respecte et renforce la liberté des autres.» La politique véritable est un engagement au service des autres.

La vision:Sans projet de société, la politique devient gestion du vide. Thomas Sankara disait: « Nous devons oser inventer l’avenir.» Faire de la politique, c’est donc imaginer une direction claire et inspirer le peuple à y croire.

Les peuples ne se mobilisent pas pour des chiffres, mais pour des histoires.Il faut leur raconter pourquoi leur souffrance n’est pas une fatalité, pourquoi le changement est possible. Faire de la politique, c’est donner un récit de libération.C’est montrer d’où nous venons, où nous allons, et pourquoi ce chemin est nécessaire.C’est transformer la douleur en espérance, la colère en organisation. Le leader politique est avant tout un poète de l’action: il parle à la raison et au cœur.

Aucune idée ne devient force sans organisation.Faire la politique, c’est construire des structures: comités, mouvements, partis, écoles de pensée, médias.C’est passer du cri isolé à la voix collective.C’est ce qu’enseignait Gramsci: « On ne fait pas l’histoire avec des volontés dispersées, mais avec une organisation. » L’organisation donne forme à la volonté populaire. Elle la rend durable, efficace et invincible.

FORMER DES LEADERS CONSCIENTS ET ETHIQUES.

La politique échoue souvent non par manque d’idées, mais par manque d’hommes et de femmes formés, capables de résister à la corruption du pouvoir.C’est pourquoi la formation politique et morale est essentielle.Un leader politique doit être à la fois lucide comme Machiavel et juste comme Aristote, audacieux comme Fanon et sage comme Arendt.
Il doit unir la force du réalisme et la pureté de l’idéal.

Prendre le pouvoir n’est pas une fin: c’est un moyen de servir.Le pouvoir politique authentique n’est pas domination mais responsabilité.L’État, disait Rousseau, n’est légitime que s’il exprime la volonté générale.Faire la politique, c’est donc veiller à ce que chaque décision soit au service du peuple et non d’une minorité.C’est replacer le pouvoir entre les mains de ceux qui le subissent.

La politique n’est possible que s’il existe un lien de confiance entre le peuple et ses dirigeants.Cette confiance se construit par la vérité, la cohérence et la fidélité à la parole donnée.La corruption détruit les nations, non seulement économiquement, mais moralement.Faire de la politique, c’est donc aussi pratiquer la vertu, celle qui donne l’exemple et inspire.

LA POLITIQUE COMME VOIE DE RÉDEMPTION COLLECTIVE

Faire de la politique, c’est croire que l’histoire n’est pas terminée.C’est croire que, malgré les trahisons, les crises et les déceptions, le peuple peut encore se lever et écrire sa propre destinée.

C’est une foi laïque, une espérance active, un engagement moral.Car la politique, dans son essence, n’est pas la conquête du pouvoir pour soi, mais la conquête du pouvoir pour tous. Rousseau nous a appris la liberté, Aristote la vertu, Machiavel la lucidité, Gramsci la culture, Arendt la dignité de l’action.À nous maintenant de réunir ces héritages pour reconstruire une politique de justice, de vérité et d’espérance.Celui qui refuse la politique laisse le monde aux mains des cyniques.Celui qui s’y engage, humblement mais avec courage, devient l’artisan de la liberté.

Avocat Pénaliste et chercheur en philosophie | Conférencier | Citoyen engagé pour une nouvelle Hayti.

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